Le Saint-Denisien

Voir loin ; Par Tristan Malavoy, ambassadeur culturel de Saint-Denis-de-Brompton

, 3 mai 2024

Le désentaillage. Passage obligé qui, chaque année, marque la fin du temps des sucres. On s’y applique sans enthousiasme, un peu comme on fait le ménage au lendemain d’un party. Ça ne se fera pas tout seul, alors on prend une grande respiration et on se lance.

Deux mois plus tôt, on avait circulé entre les mêmes érables, perçant joyeusement les petits trous et enfonçant les chalumeaux en rêvant de l’or blond à venir. Cette fois, geste inverse : on retire le chalumeau, on met une goutte d’alcool pour désinfecter et on remet le bouchon jusqu’au printemps prochain, pendant que la végétation des sous-bois s’éveille et reprend possession de ce qui a été notre terrain de jeu pendant quelques semaines. La fin d’une chose coïncide toujours avec le début d’une autre.

Annie Spratt

Quand j’étais jeune, je me souviens, je n’étais que spectateur du désentaillage, auquel s’employaient mes parents et la petite équipe de complices venus les aider. Je les regardais faire un moment, encore néophyte des techniques acéricoles, puis je me rendais au pied du grand pin centenaire qui se trouve à une quarantaine de mètres de la cabane à sucre, en bordure de l’érablière. Le plus grand arbre de la forêt, qu’il domine de sa présence tranquille, impériale. J’entamais son ascension la peur au ventre, me rappelant la difficulté que j’avais eue, la fois d’avant, à me hisser à ses branches immenses, et surtout à en redescendre. À partir d’un moment, je devais avoir treize ou quatorze ans, j’avais réussi à atteindre des hauteurs vertigineuses. Le ciel m’accueillait, j’avais quitté le règne des humains pour entrer dans celui des oiseaux. La cabane n’était qu’un jouet, j’aurais pu la prendre dans ma main. Je voyais les rondeurs des Appalaches s’étirer jusqu’à l’horizon, le monde m’appartenait et le grand pin était mon vaisseau amiral.

Je repense souvent à cette ivresse qui m’habitait, à cette perspective nouvelle sur le territoire. Quand le désentaillage sera terminé, je vais essayer d’y regrimper à mon grand pin. Je n’atteindrai peut-être que la troisième ou la quatrième branche, loin des hauteurs d’autrefois, mais j’espère retrouver un peu du sentiment qui était le mien, celui d’être puissamment vivant, et la conviction que tous les recommencements sont possibles. Puis je tournerai la page sur ce printemps si étrange, où l’hiver a bégayé comme jamais et où le monde nous a envoyé tant de signaux blessés.

Je laisserai la nature me rappeler que la fin d’une chose coïncide toujours avec le début d’une autre.

Tristan Malavoy, ambassadeur culturel de Saint-Denis-de-Brompton